L’islamisme sunnite #1: Wahhabisme et salafisme
Depuis les attentats survenus à Paris et à
Bruxelles, un constat semble implacable : l’islamisme serait l’une des
pires menaces qui pèserait aujourd’hui sur la planète. Derrière cette
doctrine se cacherait le culte de la violence, le terrorisme,
l’obscurantisme et le refus irrationnel de la modernité et de ses
valeurs. La région du Moyen-Orient apparaît alors comme la source
naturelle de ce mal inextricable et de là ressort l’image d’une
Méditerranée frontière de civilisations qui vient alimenter cette
« fracture imaginaire »1 entre l’Orient et l’Occident. En
effet, le débat autour de l’islam s’inscrit très largement dans une
vision culturaliste et essentialiste. Cette idée suppose un rapport
immuable entre ce que disent les textes sacrés et le comportement des
musulmans à l’égard du politique2. La religion devient ainsi
l’unique facteur explicatif du comportement des hommes et des sociétés
musulmans. L’islam est alors perçu comme un concept monolithique sans
aucune nuance.
Le dossier dont le présent article est le premier acte avance l’idée
contraire; il est impératif de penser l’islam et ses doctrines
politiques en tenant compte du contexte historique et social. Dans une
saga divisée en quatre épisodes, je propose de remettre en cause le
bien-fondé de la psychose généralisée autour du Moyen-Orient et de la
religion musulmane. Le but est de donner quelques clés de compréhension
pour permettre une meilleure lecture des événements de « cet Orient si
compliqué »
3. Dans cette première partie, il s’agit de
définir avec précision les termes de « wahhabisme » et de « salafisme »,
deux notions qui reviennent en boucle dans le débat public. Souvent
utilisés comme synonymes, ces deux termes sont loin d’être équivalents.
Le premier caractérise en effet le courant religieux en vogue dans le
royaume saoudien tandis que le second renvoie à une pluralité de sens.
Le wahhabisme
Le wahhabisme désigne le corps d’une doctrine religieuse puritaine
développée par un prédicateur nommé Muhammed Ibn Abdel Wahhab
(1703-1792) au sein de la Péninsule arabique lors du XVIIIe siècle. Ce
dernier revendique un renforcement des pratiques et des croyances
monothéistes. Il appelle à un retour de l’islam des origines en
insistant sur la question du dogme
(‘aqîda)4. Il
constate la déviation de la foi de ses contemporains par rapport à ce
qu’il estime être l’orthodoxie sunnite, celle des pieux ancêtres
(al-salaf al-salih). Selon lui, les sociétés musulmanes sont retournées à l’état d’ignorance (
jahiliyya) similaire à la période qui avait précédé la venue de l’islam
5.
Sa théorie provient de la conception de l’unicité divine
(tahwid) qu’il hérite en partie d’Ibn Taymiyya (1263-1328)
6. Il ajoute à sa réflexion qu’il ne suffit pas de dire que Dieu est unique, mais il s’agit aussi d’adorer qu’un seul dieu
7.
L’unicité divine doit donc se traduire dans les actes. En effet, il
rejette toute médiation entre le créateur et les croyants, qu’il perçoit
comme une association de l’humain à Dieu et donc comme une forme de
polythéisme
8. C’est au nom de cette obsession que Muhammed
Ibn Abdel Wahhab s’oppose au culte des saints à l’époque très présent au
sein de l’islam populaire et du chiisme
9. D’après lui, l’association
(shirk) d’autres entités entre les croyants et dieu est un acte qui mérite l’excommunication
(takfir).
Les préoccupations du prédicateur sont avant tout de nature
théologique et visent à une purification du dogme. Sa théologie est donc
extrêmement attachée à la lettre des textes sacrés (Coran et la Sunna),
les deux seules sources de la loi admises
10. Abdel Wahhab
refuse alors toute interprétation rationnelle du message divin. Il
s’agit donc d’une approche littéraliste qui dénigre tout usage de la
raison dans l’interprétation des sources et entend proscrire l’ensemble
des innovations blâmables (
bid’a) pouvant en découler. Comme
les textes sacrés ne sauraient répondre à tous les questionnements
contemporains, le wahhabisme accorde une confiance aveugle aux dires et
faits accordés au Prophète
(hadith)11.
Pour les Wahhabites, les hadiths sont toujours plus valides que le raisonnement humain, même ceux que les docteurs de la loi
(oulema) jugent apocryphes. Le prédicateur inscrit donc sa pensée dans la tradition juridique hanbalite
12.
Il est également important de souligner que le projet du prédicateur
est avant tout religieux et non politique. Il n’y a pas de polémique sur
la question de l’État, parce qu’à l’époque la loi religieuse
(chari’a)
est la norme. Contrairement à l’époque du réformisme musulman aux
XIXe-XXe siècles, Muhammed Ibn Abdel Wahhab n’a donc pas de prétention
politique mais souhaite simplement que la société adopte sa réforme
religieuse.
Le drapeau saoudien avec le glaive et la profession de foi musulmane (shahada). Image wikimedia.
L’activisme religieux du prédicateur du Najd s’inscrit dans un
contexte intra-musulman. Cette doctrine n’est pas issue d’un choc entre
les idées européennes et la manière de vivre des provinces arabes de
l’Empire ottoman au XVIIIe siècle. La vision rigoriste du cheikh
Muhammad est toutefois loin de faire l’unanimité à l’époque au sein du
monde musulman. Elle est d’ailleurs considérée comme une hérésie par
nombre de ses contemporains et aurait même pu rester lettre morte si le
prédicateur ne s’était pas allié en 1744 à Muhammed Ibn Saoud, chef d’Al
Dir’iyya, près de l’actuelle Ryad
13. Cette alliance sera d’ailleurs à l’origine de l’édification du premier royaume saoudien (1744-1818).
Dès lors, le wahhabisme devient la tradition religieuse de l’Arabie
saoudite dont les héritiers de Muhammed Ibn Abdel Wahhab, les Al-Cheikh,
en sont les garants
14. Les Al-Cheikh ne font toutefois pas
de politique. Ils respectent l’action de la famille régnante dont ils
reconnaissent l’autorité politique au nom du bien public
(maslaha). Son avenir est donc lié à celui d’une monarchie, concept pourtant absent des sources islamiques
15.
Quant à l’emploi du terme « wahhabisme », il est aujourd’hui récusé par l’institution religieuse du pays
16.
Depuis l’avènement du troisième royaume saoudien en 1932, les disciples
d’Ibn Wahhab rejettent cette appellation qui leur prêterait la tare
d’idolâtrer un homme plutôt que Dieu, et lui préfèrent celle de
salafisme ou d’unitarisme
(muwahhidun). Ils ne sont toutefois pas les seuls à revendiquer l’appellation de « salafistes ».
Ce vocable renvoie à une pluralité de sens qui diffère selon les
périodes, les personnes et les localités. Nous verrons notamment dans la
deuxième partie qu’au XIXe siècle, toute une pensée prendra le nom de
salafisme sans n’avoir rien en commun avec la doctrine wahhabite. Il est
par conséquent important de se questionner sur la définition du terme
afin de pouvoir appréhender la logique politique en cours au
Moyen-Orient et, dorénavant, en Europe également.
Le salafisme
On n’a pas fini de se réclamer du salafisme. Ce nouveau mode
d’appartenance à l’islam reste pourtant encore très méconnu et il est
dès lors primordial d’interroger le référent salafiste afin de pouvoir
appréhender dans son ensemble la pluralité du phénomène. L’étymologie du
mot provient de l’arabe « salaf » qui signifie « ancêtre ». Ce terme
désigne les compagnons du prophète au mode de vie exemplaire
17. La doctrine salafiste reconnaît alors uniquement les quatre premiers califes, les « biens guidés »
(rashidun)18,
faisant des salafistes des membres de la famille sunnite de l’islam.
Les références salafistes s’arrêtent avec la naissance du chiisme; ce
qui constitue la grande discorde
(fitna)19.
Autrement dit, ce courant prétend revenir aux sources de la religion
musulmane en se réclamant de l’idéologie des pieux ancêtres
20, seule pratique de l’islam qui soit véritable.
Ils prônent ainsi un retour à cet âge d’or, considérant que les
croyants de l’époque sont ceux qui ont le mieux compris et le mieux
appliqué la religion
21. Selon le chercheur Samir Amghar, le salafisme est un mouvement littéraliste
22; il considère comme absolument nécessaire de comprendre les versets coraniques et la tradition prophétique
(la Sunna)
à travers une approche littérale des textes religieux. Concrètement, le
salafisme s’impose au XVIIIe siècle dans la Péninsule arabique –
aujourd’hui l’Arabie saoudite. Cette doctrine condamne toute forme
d’innovation
(bid’a) et elle repose sur le principe de l’unité divine
(tahwid). Dieu est considéré comme unique et le seul objet d’adoration possible des croyants
23, n’admettant notamment pas d’intermédiaire possible entre lui et eux.
Cette théorie est à l’origine notamment du rejet par les
salafistes des chiites. Ces derniers sont considérés comme des
associationnistes
(mushrikun) puisqu’ils vénèrent des saints.
Après une brève présentation de la doctrine idéologique du salafisme, il
ne faut toutefois pas considérer ce concept comme un mouvement
homogène; le salafisme est un terme générique qui possède de
nombreuses facettes.
La définition de salafisme est rendue difficile par le fait que ce
concept renvoie à des choses différentes selon les personnes et les
époques. Aujourd’hui, malgré une base qui semble commune, trois courants
se réclament explicitement du salafisme
24. Il s’agit des salafismes quiétiste, politique et djihadiste. Le premier s’inspire du wahhabisme
25 et
prône notamment la réislamisation des sociétés musulmanes par le bas,
c’est-à-dire par la société civile. Pour ce faire, l’éducation et la
prédication sont les deux outils principaux. Ce mouvement possède
également la caractéristique particulière de ne pas considérer la
politique comme une fin en soi
26. Ses membres sont pacifistes, ne cherchent pas à changer la loi et condamnent toutes les dérives djihadistes
27.
Ensuite, on parle du salafisme politique. Ce courant possède la même
base idéologique que le salafisme quiétiste mais considère que la
pratique religieuse doit être accompagnée d’un activisme politique.
En dernier lieu, le salafisme djihadiste, lui, suit une ligne
révolutionnaire. Nous verrons plus précisément dans la troisième partie
les sources de ce mouvement qui apparaît véritablement lors de la guerre
d’Afghanistan en 1979. Contrairement aux deux autres catégories, ce
dernier pense que l’action directe est obligatoire pour l’avènement d’un
État islamique. Il prône donc un « djihad »
28 armé contre
les impies et les gouvernements musulmans jugés traîtres à l’islam dans
le but de créer un État islamique. Ses membres les plus connus sont ceux
de Daech
29 et d’Al-Qaïda, pour le moins dans sa base.
Ces trois groupes ne sont cependant pas totalement hermétiques. Le
salafisme est un concept qui évolue en fonction du contexte et du temps
et, par conséquent, certains groupes ont pu passer d’une doctrine à une
autre.
Terrorisme : entre confusion et simplification