30 octobre 2015
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Existe-il un rapport de cause à effet entre le changement climatique et les vagues de protestations populaires survenues dans des pays du Moyen Orient et d'Afrique du nord ? Une littérature grandissante sur le sujet semble le confirmer.
Un homme tunisien utilise une baguette de pain comme arme à l’occasion du troisième anniversaire de la révolution tunisienne. Sidi Bouzid, le mardi 17 décembre 2013, rassemblement dans la place où a eu lieu l’auto-immolation de Mohamed Bouazizi le 17 décembre 2010. © Amine Landoulsi.
La concentration de CO2 et autres gaz à effets de serre dans l’atmosphère ne cessent d’augmenter, provoquant le réchauffement climatique. Elle a pour source principale la combustion des hydrocarbures, la déforestation et l’exploitation agricole intensive et a pour conséquence l’augmentation du nombre et de l’impact des sécheresses, des inondations et des cyclones (dernier exemple en date : l’ouragan Patricia est l’ouragan le plus violent jamais observé dans l’hémisphère ouest). (1)
Par ailleurs, une corrélation positive entre le climat et les conflits civils a été rapportée dans plusieurs études (2–4). Ces travaux statistiques analysent le lien entre les paramètres mesurables des conflits civils (le nombre de morts, par exemple) et les variables climatiques telles que les chutes de pluie et la température.
Le cas de la Syrie
De 2007-2010, la Syrie a été touchée par la sécheresse la plus sévère jamais enregistrée (5). Selon un rapport de 2011 réalisé conjointement par le Centre arabe pour l’étude des zones et terres arides et les Nations Unies, les quatre provinces les plus touchées (Hassaké, Raqqa, Alep ou Halab, et Dier ez-Zor) étaient les principales productrices de blé, elles représentaient à elles seules 75% de la production totale de blé en Syrie. Dans un pays où le secteur agricole employait jusqu’à 40% de la main d’œuvre et qui représentait 25% du produit intérieur brut, les conséquences d’une telle catastrophe étaient désastreuses (6).
La détérioration des cultures et la désertification des terres ont poussé 1.5 millions de Syriens des régions rurales agricoles à l’exode vers les centres urbains (7). Selon une enquête de terrain réalisée en 2011 dans des villages touchés, la plupart des maisons s’étaient vidées et moins de 10% étaient occupées par des personnes âgées et des enfants. Les hommes jeunes parcouraient des milliers de kilomètres en quête de travail, en Syrie ou même au Liban et en Jordanie, tandis que les femmes allaient chercher du travail dans la partie occidentale du pays (7).
Selon le représentant de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) en Syrie, M. Bin Yahia, les autorités syriennes ont fourni des efforts "considérables" pour remédier à cette catastrophe (distribution de paniers alimentaires aux personnes affectées, dispense de paiement des taux d’intérêt ou modification des échéances de remboursement des prêts) (9). Hélas, ces solutions ponctuelles étaient insuffisantes face à la gravité de la situation.
Fin 2010, les tensions sociales étaient à leur apogée suite à la mauvaise gestion gouvernementale des ressources naturelles (favorisation de pratiques agricoles non durables comme, par exemple, la subvention des cultures de blé et de coton très demandeuses en eau ou l’encouragement de techniques d’irrigation inefficaces) et des changements démographiques (échec dans la prise en charge de la population locale déplacée ainsi que de l’afflux important de réfugiés irakiens après l’invasion américaine de 2003) (10).
Dans une étude publiée en 2015 (8), le chercheur Kelley C.R. de l’université de Californie et ses collaborateurs démontrent un lien direct entre la sécheresse ayant touché la Syrie entre 2007 et 2010 et les révoltes du peuple syrien. En outre, l’analyse montre une plus grande probabilité de survenue d’une sécheresse pendant ces 3 années (2 à 3 fois plus de chance) pour cause d’interférence humaine dans le changement climatique, ceci étant comparé à la variabilité naturelle seule. Donc, non seulement le changement climatique est lié à la révolte du peuple syrien mais, en plus, il s’agit d’un changement climatique induit par l’homme.
Le contexte mondial
Selon un rapport publié par "The Center for Climate & Security" (11), le prix du blé qui se négociait à 4 $ le boisseau en juillet 2010 avait atteint 8.50-9 $ en février 2011 à cause des conditions météo défavorables à travers le monde. Quelques exemples : la Chine, le plus grand producteur et consommateur de blé dans le monde, est passée par des périodes de grande sécheresse en 2011. Des séries de mesures ont été prises par le gouvernement chinois par crainte de mauvaises récoltes de céréales. Parmi ces mesures, l’achat de blé sur le marché international .
Le Canada, deuxième plus grand exportateur de blé après les Etats-Unis, a vu ses récoltes baisser à peu près au quart de sa quantité habituelle après des précipitations record au printemps 2010. Peu après, des feux de brousse couplés à la sécheresse ayant touché la Russie (4ème plus grand exportateur de blé, représentant 14% du commerce mondial) ont fait baisser les récoltes de blé annuelles à 60 millions de tonnes contre 97 millions en 2009. Par crainte de pénuries locales et de la hausse des prix, la Russie avait imposé des restrictions sur les exportations de blé, d’orge et de seigle. A partir de janvier 2011, les récoltes américaines ont également été endommagées par plusieurs tempêtes.
Quel lien avec les autres révoltes arabes ?
Les pays du Moyen Orient et d’Afrique du Nord sont les pays les plus dépendants des importations d’aliments que partout ailleurs dans le monde. Selon l’hebdomadaire britannique "The Economist" (13), la plupart des pays arabes importent la moitié de leur alimentation de l’étranger et rien qu’entre 2007-2010, les importations céréalières ont augmenté de 13%.
Avec une telle dépendance, toute diminution de l’offre mondiale, résultant de la baisse des exportations (principalement des Etats-Unis et de la Russie) et de la hausse des importations de la Chine, implique une forte hausse des prix et engendre de graves impacts économiques sur ces pays. Par ailleurs, plusieurs études montrent un lien direct entre la hausse des prix alimentaires et l’instabilité politique (14,15).
Entre les années 2008 et 2010, l’Egypte, le plus grand importateur de blé dans le monde, a vu les prix locaux des denrées alimentaires augmenter de 37% (13). Au cours des six derniers mois de l’année 2010, ce pays n’a reçu que 1,8 millions de tonnes de blé en provenance de Russie contre 2.8 millions de tonnes en 2009 pendant la même période (16). Ainsi, même lorsque la sécheresse ou les inondations frappent d’autres pays, la population égyptienne qui dépend de produits alimentaires de base importés fait face à la volatilité des prix et devient incapable de se nourrir.
Les Egyptiens n’affrontent pas seulement la faim, mais ils subissent également la destruction brutale des cultures et du bétail à cause du changement climatique. L’élévation du niveau de la mer au niveau du Delta du Nil a obligé les familles d’agriculteurs à évacuer leurs maisons à plusieurs reprises au cours des dernières années (17).
Ce n’est donc pas anodin si le slogan de la révolution égyptienne de 2011 était : "عيش حرية عدالة اجتماعية" (Pain, liberté, égalité sociale) d’autant plus que ce pays avait déjà vu une "Intifada du pain" en 1977 suite à la hausse des prix des denrées alimentaires de base. En 2008, la Jordanie, le Bahreïn, le Yémen et le Maroc ont tous vécu des protestations ayant un lien avec la nourriture. L’Algérie et la Tunisie n’ont pas été épargnées. La répression violente par la police des manifestants qui protestaient contre le chômage et la hausse des prix alimentaires avait laissé plusieurs morts (18).
Ces deux pays, comme l’Egypte, ont déjà vu par le passé surgir des protestations pour ces mêmes motifs (159 morts en Algérie en Octobre 1988 et 89 morts en Tunisie entre 1983-1984 selon les rapports officiels). (19,20)
Selon Omneia Helmy, directeur adjoint au Centre égyptien d’études économiques, il ne s’agissait pas seulement de "Bread riots" (littéralement émeutes de pain) dans son pays, mais les revendications concernaient aussi la justice, la démocratie, l’égalité et la liberté politique. Il est effectivement important, pour ne pas tomber dans une analyse monolithique "climato-centrique", de remettre les choses dans un contexte général de mauvaise gouvernance, de pauvreté et d’autres facteurs socio-économiques spécifiques à chaque pays. Tous ces facteurs ne peuvent être pris en compte dans les études statistiques. C’est précisément la critique principale de ces travaux.
Au sein de la communauté scientifique, deux groupes s’opposent (21). D’un côté il y a les chercheurs qui étudient chaque conflit en détail et qui sont appelés les "qualitatifs" et, de l’autre côté, les "quantitatifs" qui utilisent les méthodes statistiques pour étudier la corrélation entre climat et conflits. Le premier groupe insiste sur le fait que les conflits sont très complexes et que les méthodes quantitatives ne peuvent inclure tous les facteurs dans leurs modèles d’études.
Des causes du changement climatique
Cette critique fera le bonheur des "climato-sceptiques", mais jusqu’à quand le monde continuera à mener la politique de l’autruche ? Au-delà de l’échec des gouvernements dans le combat et l’adaptation au changement climatique, les pays industrialisés tels que les Etats-Unis et l’Union européenne ont leur part de responsabilité puisque ce sont les pays qui brûlent la plus grande quantité de combustibles fossiles. Bien qu’ils ne représentent que 20% de la population mondiale, les pays développés produisent plus de 70% des émissions depuis 1850 (22). Qui paie les frais ? Sûrement pas les pays riches. Les collectivités autochtones et paysannes ainsi que les communautés pauvres des pays du Sud sont sur la ligne de front.
La contribution des facteurs anthropiques au changement climatique est maintenant admise dans les rapports du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) et il existe un consensus au sein de la communauté scientifique qui dit que, si l’augmentation de la température moyenne mondiale dépasse 1,5-2°C, il sera impératif de réduire les émissions de gaz à effet de serre de 80% en 2020.
Malgré les conférences des Nations Unies sur le changement climatique qui se tiennent chaque année, en l’absence de traités contraignants et d’une réelle volonté politique d’apporter des changements structurels, les pollueurs continueront de polluer et les gouvernements poursuivront leur laxisme. Dans son article intitulé "Changement climatique : toutes les actions ne sont pas des solutions appropriées" (23) Pablo Solón Romero, ancien négociateur climatique et ambassadeur de la Bolivie aux Nations Unies, affirme que :
" Le Sommet du climat est un grand coup de publicité, il ne fait même pas partie des négociations officielles de la Convention-cadre des Nations Unies sur le changement climatique. C’est simplement une façon de donner aux "leaders" du climat une plate-forme mondiale pour faire de beaux discours sur les actions à entreprendre. Il n’y a pas seulement cela, ce Sommet promeut aussi des solutions technologiques axées sur le marché qui feront plus de mal que de bien à la planète... Ces fausses solutions ne sont pas conçues pour lutter contre le changement climatique. Elles visent à garantir la continuité des bénéfices des entreprises. Pire encore, elles servent à marchandiser et à privatiser la nature et à détruire les écosystèmes sur lesquels repose la vie sur cette planète - forêts, sols, zones humides, rivières, mangroves, océans...- ".
Selon l’activiste Indienne Vandana Shiva, ceux qui font les bénéfices de l’économie polluante ont tout fait pour saboter la convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (23). Lors de la conférence de Copenhague, il y a eu des références répétées à un nouvel ordre mondial. Mais cet ordre est déterminé par les multinationales et par l’OMC (organisation mondiale du commerce) et non par le traité climatique de l’ONU. C’est un ordre mondial basé sur le marché qui protège les pollueurs et leur garantit la continuité des profits.
"Se mobiliser et s’organiser pour éviter et stopper la fièvre de la planète !"
Même si le changement climatique n’est pas la raison principale des conflits civils, il reste un facteur aggravant et les décideurs politiques, y compris le Président américain Barack Obama, en sont conscients (24). La gravité des catastrophes climatiques dans le monde arabe dépasse largement la capacité des structures institutionnelles à les affronter. Une solidarité internationale pour trouver des solutions aux causes profondes de la crise climatique s’impose.
Dans une déclaration commune publiée en Décembre 2014, plus de 330 mouvements sociaux et organisations, représentant plus de 200 millions de personnes de par le monde, ont lancé un appel d’urgence et ont proposé un plan en 10 points afin d’éviter le chaos climatique :
Prendre des engagements contraignants immédiats pour maintenir l’augmentation de la température globale en deçà de 1,5ºC.
Maintenir plus de 80% des réserves connues d’énergies fossiles sous le sol.
Bannir les nouvelles explorations pétrolières et gazières et abandonner l’extraction des ressources.
Accélérer la transition vers des énergies alternatives basées sur un contrôle collectif et citoyen.
Promouvoir la production et la consommation de produits locaux et durables.
Transformer les agricultures industrialisées et orientées à l’exportation vers des productions agricoles répondant aux besoins alimentaires locaux basés sur la souveraineté alimentaire.
Appliquer des stratégies de zéro déchets pour le recyclage et l’élimination des déchets ainsi que pour la rénovation des bâtiments.
Améliorer et développer les transports en commun.
Créer de nouveaux emplois qui rétablissent l’équilibre du système Terre pour réduire les émissions de gaz à effet de serre.
Démanteler l’industrie de l’armement et l’infrastructure militaire dans le but de réduire les émissions de gaz à effet de serre générées par la guerre et récupérer les budgets militaires pour promouvoir une paix véritable (25).
A la veille de la prochaine conférence de l’ONU sur le changement climatique qui se tiendra à Paris en décembre, un appel à une mobilisation en masse a été lancé par un groupe de personnalités renommées, parmi lesquelles on trouve Noam Chomsky et Naomi Klein (26). On peut lire :
" Nous sommes confiants en notre capacité à mettre fin aux crimes climatiques. Dans le passé, des femmes et des hommes déterminés ont résisté et surmonté l’esclavage, le totalitarisme, le colonialisme ou l’apartheid. Ils ont décidé de se battre pour la justice et la solidarité et savaient que personne ne le ferait à leur place. Le changement climatique est un défi similaire et nous appuyons un tel soulèvement".
Ainsi, la lutte contre le changement climatique au Moyen Orient et en Afrique du Nord constitue un enjeu majeur pour les futurs gouvernements, il en va de leur légitimité et de la stabilité de ces régions. Sans justice climatique, qui consiste en la reconnaissance par l’Occident industrialisé de sa responsabilité historique dans le réchauffement climatique, il n’y aura pas de paix. Elle implique la rupture totale avec le discours ambiant et les fausses solutions promues par les conférences et sommets organisés en grandes pompes qui ne protègent finalement que les pollueurs. La rupture doit se faire également avec le modèle économique désuet qui se base sur les énergies fossiles. Ceci nécessite un processus réellement démocratique qui obéit aux lois de la nature et qui garantit le droit des citoyens, non celui des lobbies.
Bibliographie
1. Patricia devient l’ouragan le plus intense jamais observé dans l’est Pacifique - KERAUNOS. at
2. Miguel, E., Satyanath, S. & Sergenti, E. Economic Shocks and Civil Conflict : An Instrumental Variables Approach. J. Polit. Econ. 112, 725–753 (2004).
3. Burke, M. B., Miguel, E., Satyanath, S., Dykema, J. A. & Lobell, D. B. Warming increases the risk of civil war in Africa. Proc. Natl. Acad. Sci. 106, 20670–20674 (2009).
4. Hsiang, S. M., Meng, K. C. & Cane, M. A. Civil conflicts are associated with the global climate. Nature 476, 438–441 (2011).
5. The intense 2007-2009 drought in the Fertile Crescent : impacts and associated atmospheric circulation - E-Prints Complutense. at
6. Drought vulnerability in the Arab region : case study - Drought in Syria, ten years of scarce water (2000-2010) - UNISDR. at
7. Kelley, C. P., Mohtadi, S., Cane, M. A., Seager, R. & Kushnir, Y. Climate change in the Fertile Crescent and implications of the recent Syrian drought. Proc. Natl. Acad. Sci. 112, 3241–3246 (2015).
8. IRIN Français | SYRIE : La réponse à la sécheresse confrontée à un manque de financements | Syrie | Environnement | Sécurité alimentaire | Politique. at 9. Aux origines climatiques des conflits. Le Monde diplomatique at
10. Werrell, C. & Femia, F. Report Release : The Arab Spring and Climate Change with Tom Friedman and Anne-Marie Slaughter. The Center for Climate & Security at
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